Au canal Albert avec le 2e grenadiers.
À la droite du 18e de ligne, la défense du canal Albert incombe au 2e régiment de grenadiers, depuis le village de Canne jusqu'au pont de chemin de fer de Tongres à Visé. Ce front de 9 kilomètres dépasse largement les dimensions coutumières ; c'est que sur les deux branches de l'angle très obtus qu'il dessine, le terrain fournit à l'occupant l'appoint d'obstacles d'une exceptionnelle valeur.
Sur la branche de droite, soit du pont de Lixhe jusqu'à la bifurcation des canaux de Petit-Lanaye, un assaillant venant de l'est rencontre successivement la Meuse, le canal de Liège à Maastricht, la falaise de Loen, muraille verticale de cent mètres de hauteur. La branche de gauche suit le canal Albert dans le fossé cyclopéen de la tranchée de Caster qui s'interrompt à peine au franchissement de la vallée du Geer pour s'épanouir depuis la non moins impressionnante tranchée de Vroenhoven. Sa partie attaquable se limite aux abords du pont de Canne, où, sur quelques centaines de mètres, le canal coule à peu près à l'avantage de la défense : les coteaux qui montent vers Opcanne et leurs ravins creusés dans le paysage permettant des vues et des feux dominants sur le terrain de l'attaque.
À cela s'ajoute, au milieu du front, couronnant la falaise de Loen, le vaste fort d'Eben-Emael avec ses quatre casemates à canons, sa coupole de 120, ses deux coupoles de 75, sa ceinture de coffres flanquant avec canons de 60, ses mitrailleuses jumelées, symbole massif d'une puissance apparemment à toute épreuve.
Aussi les grenadiers ont-ils assumé sans frayeur la garde de leur immense secteur. En dépit de l'éparpillement des petites unités et de l'exercice malaisé du commandement, chacun est persuadé qu'une attaque-si jamais il s'en produit une-sera victorieusement tenue en échec.
Le régiment à son 2e bataillon sur la branche de Lixhe-Petit-Lanaye, son 3e bataillon sur le front Petit-Lanaye-Canne. En arrière de celui-ci, le 1er bataillon a ses emplacements prévus aux lisières des hameaux de Sussen et Eben, en bordure du plateau complètement dénudé et large de 2000 mètres qui le sépare du premier échelon.
Certes, la position du canal Albert pouvait être attaquée à revers par la voie des airs ; le haut commandement en a exprimer l'appréhension ; il a fait diffuser une instruction détaillée pour la défense contre les entreprises des parachutistes. Faute d'expérience, la nature de ce danger n'est pas appréciée à sa valeur par la troupe et mieux vaut qu'il en soit ainsi, car nos moyens en D.C.A. sont faibles, autant dire nuls, contre les avions volant bas.
Du reste, nous espérons ne pas être attaqués du tout. Rester en dehors de la guerre notre ferme désir ; la nouvelle du retour au régime normal des permissions-bien qu'il ne s'agisse que d'un aménagement des congés normaux-porte à croire que la Belgique n'est pas menacée et que notre garde à la frontière rempli son but en protégeant nos foyers. Cette pensée berce notre premier sommeil dans la nuit du 9 au 10 mai.
Une heure du matin. « Debout, alerte générale ! » Exercice d'alerte, sans doute ; mais non, il paraît qu'il s'agit d'une alerte réelle. Justement, un, deux, trois, quatre coups de canon : c'est Eben-Emael qui donne l'alarme ! Dans les rangs, et en route vers les positions de combat ! tout de même, on se refuse à y croire...
À trois heures quarante cinq, l'installation s'achève aux premières clartés du jour naissant. Un bourdonnement sourd monte de l'est. Dix, vingt, cinquante avions marqués de la croix de fer, apparaissent au-dessus de la Meuse et tournoient au-dessus de nos lignes. Un certain nombre d'entre eux descendent, sans bruit et se posent au sol, une dizaine sur le fort d'Eben-Emael, une vingtaine sur le plateau d'Opcanne.
De chacun de ceux-ci les grenadiers voient émerger des groupes de combat qui, l'arme à la main, et tout en criant : « nicht schiessen ! », Dévalent à toutes jambes vers les pentes qui mènent au pont de Canne. Hésitation de courte durée. Déjà nous avons ouvert le feu, la fusillade se déchaîne ; plusieurs mitrailleurs ennemis sont abattus, notamment un officier...
À nouveau le ciel retentit de vrombissements formidables ; une vague de gros avions porteurs survole maintenant le plateau ; avec une rapidité incroyable, une avalanche de parachutistes prend terre dans l'espace entre le premier et le second échelon. Une lutte acharnée s'ouvre entre les assaillants et le 2e bataillon, attaqué à revers sur les hauts d'Opcanne et dans la vallée du Geer. Le tapage de la mousqueterie est du reste tout de suite dominé par un roulement fantastique de détonations. Les avions de bombardement ont succédés aux avions transporteurs et leurs bombes s'abattent avec fracas sur le village d'Eben-Emael, sur le deuxième échelon et sur les chemins qui y aboutissent. Des maisons s'écroulent, des incendies éclatent, des attelages sont massacrés, des voitures démolies, des canons de 47 culbutés, des tranchées battues d'enfilades par des avions mitrailleurs. Toute arme en action, toute troupe qui se découvre, voit foncer sur elle les appareils ennemis, qui descendent impunément à très faible altitude. Les PC sont particulièrement visés.
Pendant que cette effroyable tornade paralyse la défense en la réduisant à une stoïque résistance sur place, un combat sanglant, opiniâtre se déroule à Opcanne, autour du PC du 2e bataillon. Avec son personnel hors rang et la troupe arrière du premier échelon, qui fait tant bien que mal face en arrière, le commandant Levaque tient tête à l'assaut des parachutistes, nettoie pied à pied nos tranchées où ils ont réussi à s'infiltrer, et met hors de combat ou capture la presque totalité du détachement.
D'autre part, vers 8 heures, un nouvel adversaire apparaît devant le bataillon de droite, dans la région de Lanaye, où se décèlent des tentatives de passage et la construction d'un pont sur la Meuse. Là, au moins, nous luttons à armes égales ; bien soutenu par le 4e groupe du 20 A, les grenadiers déjouent les efforts de l'adversaire.
Par contre, on apprend qu'un désastre foudroyant s'est abattu sur le fort d'Eben-Emael. Des planeurs qui ont atterri sur le terre-plein à débarqué une compagnie de pionniers qui, à coups de charges explosives énormes, déposées sur les volées des canons, sur les gaines de périscope, sur les joints des coupoles et les embrasures des casemates, à mis hors de service en moins de vingt minutes-en 17 minutes exactement-tout l'armement supérieur de l'ouvrage, annihilant ses possibilités d'action extérieure.
Loin d'être secondée dans sa résistance, la 7e division est priée de joindre une partie de ses feux d'artillerie à ceux des forts de Pontisse et de Barchon, pour tenter de chasser l'assaillant à coups de canon. Un peloton de grenadier est aussi mis à la disposition du fort pour une contre-attaque.
Vers onze heures, le bataillon Levaque est encore en peine de dégager ses arrières, quand la fusillade retentit devant lui, dans les fonds de Canne. Une colonne de motocyclistes, de fantassins et de pionniers venant de Maastricht débouche dans le village et se fraie à tout prix un chemin vers le canal. Mais ici le dispositif de destruction à joué ; les débris du pont plongent dans l'eau. Une lutte violente, acharnée, s'ouvre entre les allemands, qui ont hâte de dégager les parachutistes cernés sur le fort, et les grenadiers qui sont décidé à leur barrer le chemin. Bien que soutenue tantôt par l'artillerie, tantôt par l'aviation, toutes les attaques sont brisées. Les feux de revers d'un groupe de combat qui se maintient pendant plusieurs heures magnifiquement isolé dans Canne et les tirs flanquant d'une caponnière du fort battant la tranchée de Caster et les abords du pont, y concourent avec une efficacité décisive. En vain l'assaillant recourt-il à ses canons de 37 pour réduire la caponnière au silence par des coups d'embrasures ; en vain fait-il saccager de fond en comble par ses avions le village d'Eben-Emael ; au soir, la position reste intacte au 2e bataillon, bien que les pertes soient lourdes. Elle est intacte aussi au 3e bataillon, qui a repoussé plusieurs tentative de passage, coulé et capturé des canots pneumatiques et fait des prisonniers. Le bataillon de second échelon est resté cloué sur place, guetté par les bombes et les mitrailleuses de l'aviation. Quant à la garnison du fort, elle a repris pied sur le terre-plein, mais n'a pu déloger des casemates les parachutistes qui s'y sont introduits par les brèches et s'y sont rendus inexpugnables.
L'obscurité n'interrompt guère le combat aux abords de Canne ; l'envahisseur entend le mettre à profit pour réussir le franchissement du canal. Tantôt s'aidant des restes du pont incomplètement immergés, tantôt recourant à ses légendaires canots pneumatiques, il multiplie ses essais. Maintes fois, le feu de la caponnière, inlassablement vigilant, les réduit à néant. À la longue cependant, plusieurs compagnies parviennent à gagner la rive sud, à l'abri d'une inondation tenue au moyen des eaux du Geer.
Destinée a formé l'obstacle de gorge du fort d'Eben-Emael, cette inondation va concourir à sa perte. Recourant derechef à ses canots pneumatiques, un détachement de pionniers la franchit, éventre à la dynamite le coffre qui la flanque, escalade le talus d'escarpe et à cinq heures du matin réussi à dégager la poignée de parachutistes survivants. Renforcé peu à peu et rejoint par des canons de 37, il entreprend de ruiner les organes de défense de l'entrée du fort.
Avec l'aurore du 11 mai, la bataille générale à repris, en même temps que l'activité de l'aviation de bombardement. La situation des grenadiers devient difficile : d'une part, l'adversaire s'est infiltré le long du Geer jusqu'aux lisières d'Eben-Emael ; d'autre part, la liaison a cessé avec le 18e de ligne, enfoncé à Vroenhoven ; ce qui fait présumer que la gauche n'est plus couverte. Or, on y signale non seulement de l'infanterie, mais aussi des chars ennemis. En l'absence de nouveaux ordres, le colonel Herbiet, vrai soldat, s'en tient à la consigne : « Tenir sur place. »
Au 2e bataillon, la lutte continue avec âpreté devant Canne ; le fond de la vallée est abandonner pied à pied ; le chef du bataillon regroupe les survivants en bordure du plateau et y forme une nouvelle ligne qui déjoue toute attaque frontale. Devant le 3e bataillon, rallié sur le canal Albert, l'infanterie allemande essaie vainement de franchir cet obstacle, très supérieur à la Meuse. C'est au 1er bataillon, en second échelon, que les évènements prennent une tournure grave. Dès le matin, à six heures, sa gauche est attaquée en front et en flanc, avec le concours alternatif d'artillerie, d'avions et de chars. À neuf heures trente, Heukelom, entouré, succombe. Progressant du nord vers le sud, l'assaillant se porte à l'attaque de Sussen, largement débordé par l'ouest, tandis que d'autres forces balaient le plateau en direction d'Opcanne et prennent à revers les débris du 2e bataillon, contraint derechef de faire face en arrière. À 13 heures, l'heroique commandant Levaque est tué, pistolet au poing, au milieu de ses derniers soldats valides.
Le combat se concentre alors autour et à l'intérieur des agglomérations de Sussen et d'Eben. Dans ce hameau, réduit en cendre par les Stukas, attaqués sur trois faces-car le fort a capitulé à midi-, le major Lecomte galvanise la résistance jusqu'à l'écrasement total vers 17 heures. Attaqué à revers par l'adversaire, qui gravit la croupe de Loen, fusillé à bout portant de la rive est du canal Albert, son commandant tué, le 3e bataillon se dégage péniblement d'une situation désespérée en se repliant vers Haccourt, où le poursuivent impitoyablement les avions de bombardement. Quant au point d'appui de Sussen et au 4e groupe du 20 A qui le soutient, ils ne succombent aux attaques concentriques qu'à 18 heures, après avoir épuisé toutes leurs munitions.
Entourés de toutes parts, le colonel et son personnel de commandement s'organisent dans une grotte, d'où, restés inaperçus, ils sortent à l'obscurité tombée pour se frayer un passage à travers les lignes adverses. Un petit groupe y réussit. Le groupe principal joue de malchance, tombe d'un poste allemand sur un autre, essuie des coups de feu et fond à chaque rencontre. Après avoir tournoyer dans la nuit, le colonel et ses derniers compagnons s'empêtrent dans un bivouac allemand, où ils sont cernés sans recours aux premières lueurs du jour. On ignore le chiffre total des pertes qu'a subie le régiment ; le nombre des officiers tombés-dix tués, dont deux chefs de bataillon, et 19 blessés-prouve que les grenadiers belges de 1940 n'étaient pas indignes de ceux de 1918.
Sources :
En 1941, le général Raoul Van Overstraeten (conseiller militaire de Léopold III en 1940) a rédigé quatre articles sur des épisodes de la campagne de mai 1940, à la gloire de nos soldats.
Visant à redorer le blason de l'armée belge qui, selon la rumeur internationale de l'époque, semblerait s'être mal battue. Le général Van Overstraeten, outré par ces rumeurs, publia dans l'hebdomadaire Cassandre sous la censure allemande ces remarquables articles. Il n'accepta cependant de les publier, dans cet hebdomadaire à tendance rexiste, qu'à la seule condition qu'ils ne portent pas sa signature, car ses fonctions auprès du roi le lui interdisaient.
Le texte ci dessus, rarissime de nos jours, est tel que l'imprima Cassandre en 1941, sans rien en retrancher.
bite, Posté le dimanche 27 mai 2007 04:57
sa vai peur en voyan le texte